par Philippe BEAU
♦ Article paru dans le n° 89 de la Revue Musiques Mécaniques Vivantes de l’AAIMM ♦
L’histoire de la restauration d’un beau piano stéphanois, un célèbre Brunophone
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Quelle ne fut pas ma joie d’entendre il y a peu mon ami Marcel Mino m’annoncer qu’il venait d’acquérir un beau piano stéphanois, un célèbre Brunophone…
En effet j’affectionne tout particulièrement cette “marque” ayant consacré de nombreuses années de recherches historiques sur la dynastie Brun dont Jean-Marie Brun est l’innovateur de ce fameux piano automatique.
Je ne vais pas ici retranscrire ce que j’ai déjà écrit dans mon livre (Brun, saga d’une famille stéphanoise – Editions Abatos – 2007) mais juste faire une petite “piqure de rappel” avec de nouvelles informations quand même, ceci juste avant de parler de la nouvelle trouvaille de Marcel.
Brun, une aventure stéphanoise
Jean-Marie Brun (1850 – 1924) fait partie de cette vague de jeunes paysans de Haute-Loire qui déferla au 19e siècle sur Saint-Etienne, ville industrielle par excellence, en quête d’une vie meilleure. Il va devenir un ouvrier modèle et, certainement doté d’une intelligence particulière, va se frayer rapidement un chemin dans le monde de la lutherie. A ce jour, je pense avoir trouvé comment de l’industrie mécanique il va passer à la musique. C’est par une rencontre fortuite avec un luthier, que cet art deviendra pour lui une révélation et une voix toute tracée. En effet, je sais désormais qu’en 1885 il est ami avec le stéphanois Jean-Joseph Chanut, luthier de son état, 10 rue Badouillère à Saint-Etienne, même que ce dernier sera porté comme témoin sur l’acte de naissance de la fille de Jean-Marie Brun. Jean- Marie sera également son témoin de mariage en 1888. Alors on peut penser que J.J. Chanut fut soit le patron de Jean-Marie Brun à une époque ou alors juste un ami et conseiller, une sorte de “parrain” professionnel.
Entre les années 1880-1885, on retrouve Jean-Marie Brun déclaré tantôt comme “Encyclopédiste musical” (un peu pompeux) ou veloutier (ouvrier travaillant le velours). Mais à partir de 1887, il est déclaré comme luthier au 56 rue Gambetta qui sera officiellement son atelier et 1er magasin de vente à Saint-Etienne.
L’échoppe est petite mais bien située sur l’axe principal du centre ville stéphanois, face à la place Badouillère (aujourd’hui place Anatole France).
L’atelier de Jean-Marie est en fond de boutique, éclairé par une vaste baie au vitrail coloré (vitrail disparu hélas aujourd’hui).
Nous sommes sur la fin du 19e et les pianos mécaniques sont en plein essor. On sait qu’ils nous viennent principalement de l’Italie avec une installation de plus en plus importante sur Nice et sa région. Jean-Marie a flairé le bon filon et s’engouffre dans cette brèche commerciale. Il va délaisser petit à petit la lutherie traditionnelle pour se consacrer pleinement aux pianos. Rapidement son commerce prend de l’ampleur alors il voit grand, il lui faut déménager.
Il s’installe alors en 1900 au 23, 25 et 27 cours Victor Hugo à Saint-Etienne. Si le magasin est un peu plus éloigné du coeur de ville, l’espace commercial est immense et sa notoriété grandissante fait que désormais pour la musique, “on va chez Brun…” La large vitrine arbore fièrement le nom de “A la grande encyclopédie musicale”.
Le sous-sol du magasin est tout aussi imposant et permettra dans les années glorieuses d’y rassembler pas moins de 200 pianos automatiques.
J’ai eu la chance de le visiter il y a quelques années. Il est composé d’un ensemble de pièces d’environ 30 m² chacune et de grande hauteur de plafond. Je me souviens avoir eu des frissons en parcourant cet endroit vide de tout élément et avoir été surpris par le fait que tous les murs étaient encore recouverts d’une tapisserie d’époque, prouvant le faste de la Maison Brun qui se déclinait jusque dans cet entrepôt.
Mais d’autres dépôts et ateliers existaient, j’en ai dénombré au moins cinq.
Entre 1900 et 1920, on peut véritablement parler de succès commercial énorme pour cette entreprise de vente et location de pianos automatiques, mais aussi de tous autres instruments de musique. Bien sûr la personnalité et le savoir-faire de Jean-Marie Brun y sont pour beaucoup.
Le magasin survivra à Jean-Marie par sa descendance. Enfants et petits enfants se succèderont jusqu’à une fermeture définitive au début des années 70.
Fabricant ou innovateur malin ?
Excellent commerçant et innovateur malin bien sûr…
Depuis le début de mes recherches (1999) je sais que Jean-Marie Brun n’a jamais fabriqué de A à Z ces fameux pianos. La simplicité était de faire comme les nombreux autres revendeurs nationaux, acheter ces appareils à des fabricants, niçois la plus part du temps, d’y apposer son nom et son adresse et de revendre les pianos ainsi.
Par contre Jean-Marie ira plus loin que ces concurrents. Il personnalisera beaucoup plus ses pianos, avec quelques modifications techniques qui je dois l’avouer quand même, pour la plupart n’avaient rien d’extraordinaires voir même qui étaient souvent inutiles ou farfelues… (voir la photo du piano avec ses cornets de phonographes…)
Mais après tout, c’était peut être vendeur à l’époque. Nous pouvons faire confiance à Jean-Marie de ce côtélà, car vu les publicités retrouvées concernant son Brunophone, on sent qu’il maniait volontairement l’exagération dans le seul but d’augmenter ses ventes ! Retenons toute fois dans son lot d’innovations celle du bouton marche/arrêt sur le côté du piano qui semble être un système que l’on ne trouve que sur les Brunophone (sous réserve que ce soit bien une réelle invention J.M. Brun).
Le Brunophone donc, sort tout droit de la manufacture Amelotti de Nice. D’ailleurs, mettez à côté l’un de l’autre un Amelotti et un Brunophone et vous verrez tout de suite “l’air de famille”. Je me souviens encore de ma rencontre avec la petite fille de Jean-Marie Brun, ce fut inoubliable évidemment.
A l’époque elle devait avoir plus de 90 ans mais sa mémoire était intacte. Elle se souvenait “des wagons remplis de pianos qui arrivaient en gare de Saint- Etienne…” et du magasin du cours Victor Hugo où trônaient ces fiers appareils. “On les écoutaient parfois…” “Mon grand-père c’était un poète, je me souviens il partait tout seul dans la campagne avec son harmonica.
Cela lui permettait de s’évader et de composer quelques morceaux de musique…”
En effet nous avons traces de quelques compositions musicales de Jean-Marie Brun, d’ailleurs retranscrites sur les cylindres de Brunophone (bourrées, valses). C’est encore une particularité de plus avec d’autres revendeurs de l’époque. Enfin, il était reconnu par ses pairs comme inventeur, et cette fois, on ne peut pas le taxer de “copieur”… Il est bien référencé au journal des inventeurs nationaux (organe officiel de l’association des inventeurs et artistes industriels) et j’ai retrouvé à ce jour pas moins d’une vingtaine de dépôts de brevets d’inventions diverses (musicales et autres).
D’ailleurs, le Brunophone en fait partie…
Extrait du dépôt de brevet N° 87 remis par Jean-Marie Brun le 25 avril 1908 au greffe du conseil de Prud’hommes pour les industries diverses de la ville de Saint Etienne : “… Lequel a déposé une enveloppe close et scellée de cinq cachets cire aux initiales J.B, déclarant qu’elle contenait sous forme de photographie et avec une notice explicative un modèle d’instrument de musique marchant seul mécaniquement dénommé Brunophone et Brunomotophone, de sa création, et effectue ce dépôt aux fins de se réserver la propriété exclusive de ce modèle pour le laps de cinq années à dater de ce jour…”
(il y a eu pour ce même dépôt une prorogation de la propriété industrielle en date du 24 avril 1913 au même greffe du conseil de Prud’hommes)
Comme quoi les quelques transformations apportées sur les pianos Amelotti lui permirent de présenter son Brunophone comme étant quand même une “création” à part entière avec droits de propriété… Est-ce qu’il y avait un accord passé avec Amelotti ? Je n’en ai pas encore la réponse !
Sacré Jean-Marie !
Venons-en maintenant à ce dernier arrivant chez Marcel Mino. C’est un beau Brun/Amelotti de 58 marteaux dont 52 pour la partie piano. Il est agrémenté d’une caisse claire et de deux triangles. Sa caisse imposante est en bois noirci, variante des pianos de l’époque. Sa carte des airs offre un choix de 10 musiques traditionnelles, valse, bourrée, paso-doble, etc…
On remarque sur l’avant la plaque en métal à l’inscription “J. Brun – Pianos – 25 cours Victor Hugo – Loire”. Elle permet de savoir que l’on est dans la période succession de Jean-Marie Brun, c’est-à-dire à l’époque de son fils Joseph Brun, d’où le J. Puis, le 25 cours Victor Hugo le confirme, car après la triple numérotation 23, 25, 27 est venue 25, 27 et enfin 25 seul. De plus, les premiers marquages du Brunophone n’étaient pas sur plaque mais directement pyrogravés dans le bois du piano, rehaussés à la dorure et à la peinture.
Le savoir-faire de Marcel fut plus que nécessaire pour le remettre en état de fonctionnement. En effet, l’appareil avait souffert d’une inaction trop prolongée. Il avait fait les beaux jours d’un restaurant en Saône-et- Loire dans les années 1910.
Précisément au “Moulin de la Chapelle” à Messey-sur-Grosne. Puis, la mode des pianos étant passée, de son premier rôle bien en vue dans la salle de restaurant il s’était retrouvé remisé dans un couloir menant aux toilettes de l’établissement… Rien de bien reluisant quand on a été longtemps le centre d’intérêt d’une foule de danseurs-fêtards endiablés. Pour finir, il ressemblait plus à une desserte pour plats et assiettes qu’à un noble instrument de musique. Heureusement son sort changea le jour ou son propriétaire décida de vendre son affaire. Comme pris de remords, la vente du restaurant s’opéra mais sans le piano. Il prit soin de le garder à part et de ne pas l’inclure dans la partie mobilier et ce, au même titre qu’un orgue de Barbarie qui lui aussi avait dû faire belle attraction à la grande époque.
Une fois encore l’information de la disponibilité du piano arriva jusqu’aux oreilles de Marcel qui, comme très souvent fut séduit par l’opportunité.
Je dis souvent que certains objets sont faits pour qu’un jour on les rencontre, que nos vies à un instant précis seront liées et que cette destinée est inévitable, ce n’est pas Marcel qui me contredira…