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par Yves ROUSSEL

♦ Article paru dans le n° 108 de la Revue Musiques Mécaniques Vivantes de l’AAIMM ♦

La musique mécanique n’a pas fini de nous étonner, elle est toujours source de création et elle est donc, plus que jamais, toujours vivante

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Pour occuper une partie de mon temps de retraité je suis des cours à l’Université de Lille 3. Un jour de mars dernier, en entrant dans le hall de la bibliothèque universitaire : surprise… Une nouvelle exposition est installée. Je m’approche et découvre plusieurs instruments de musique midifiés : une cithare chinoise, une harpe celtique et deux ensembles de percussions. Tout cela est disposé autour de ce qui semble être une scène. Un petit feuillet explique qu’une performance baptisée Correspondance sera réalisée par Junkai Chen le jeudi suivant.

Malheureusement mon agenda ne me permet pas d’assister à cette performance. Il est aussi noté que des explications seront disponibles à 11h00 le jour même. J’attends et, l’heure venue, deux étudiants me donnent quelques explications et mettent en service l’installation.

En plus des instruments acoustiques, il y a un système de capteurs pour détecter les mouvements de la personne dans l’espace servant de scène.

Les mouvements de ses bras et de ses jambes sont convertis en signaux variant aussi en fonction de sa distance par rapport au capteur et qui vont piloter les instruments de musique midifiés et générer également des images composées de formes géométriques qui seront projetées en arrière-plan derrière le performeur.

Les performances de Junkai Chen empruntent aux formes de l’opéra traditionnel chinois : de par son maquillage et par la gestuelle. Fidèle à la tradition de l’opéra chinois très codifié, Junkai Chen se produit grimé, en référence aux hommes incarnant des personnages féminins lorsque les femmes étaient interdites de scène. Il associe ainsi la composition en temps réel des sons de la gamme pentaphonique à des dispositifs de lutherie électronique qui rappellent l’univers musical chinois.

Mais rien ne vaut l’ouïe et la vue, aussi je vous invite à voir la vidéo en cliquant ici

Cette performance a été baptisée Correspondance par Junkai Chen en référence au poème de Charles Baudelaire :

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

Qui est Junkai Chen ? Junkai Chen, diplômé du Fresnoy-Studio national des arts contemporains de Tourcoing, est un artiste qui s’intéresse aux domaines de la peinture, musique ou encore de l’audiovisuel qu’il utilise comme outil pour réaliser ses performances. Il essaie toujours de trouver un nouvel instrument de musique et une nouvelle installation visuelle pour raconter son histoire, mêlant sa propre expérience et ses différentes cultures.

Il vit et travaille à Lille (France), mais aussi à Shangaï. Il est en post-diplôme au Fresnoy – Studio national des arts contemporains. Qu’est-ce que Le Fresnoy ? Le Fresnoy, Studio National des arts contemporains de Tourcoing, est un lieu de formation artistique, audiovisuelle et multimédia de haut niveau, destiné à des étudiants avancés. L’objectif premier est de permettre à de jeunes créateurs de réaliser des œuvres avec des moyens techniques professionnels, sous la direction d’artistes reconnus et sans cloisonnement des moyens d’expression. Ces œuvres sont présentées chaque année lors de la manifestation Panorama.

Cette démarche de Junkai Chen me semblant intéressante pour montrer à quel point la musique mécanique est vivante et suite à sa performance réalisée à Lille 3, j’ai essayé de le contacter et grâce à Le Fresnoy, cette rencontre a pu avoir lieu le 19 Juin dernier dans notre région lilloise. Pour lui faire voir d’autres instruments midifiés, nous avons trouvé intéressant de nous réunir chez Michel Trémouille qui nous a montré toutes les possibilités de ses instruments midifiés : de l’orgue au clavecin en passant par le piano et l’accordéon. Ce fut aussi l’occasion de rencontrer Claire Marchal qui fait un travail de recherche qui s’apparente à celui de Junkai Chen.

Ce travail qu’elle a intitulé « Hiatus » est une performance musicale, sonore et gestuelle improvisée par une flûte augmentée d’un virginal (clavecin). Hiatus est le résultat d’une collaboration entre une musicienne et un facteur d’instrument. Après avoir fabriqué un virginal (copie d’un instrument du XVIème siècle), David Boinnard en a fait un instrument partiellement automatique en le rendant Midi in – out. En réponse à une demande du facteur d’utiliser ce nouvel instrument dans des musiques nouvelles, la flûtiste et improvisatrice Claire Marchal propose d’ajouter au virginal différents déclencheurs (capteurs de pression et de mouvement). Aussi, dans un seul mouvement, il lui est possible de déclencher simultanément deux instruments (flûte et virginal) dans une même idée musicale. Commence alors pour la musicienne un travail de recherche sonore, musicale et gestuelle.

Vous pouvez écouter la performance de Claire Marchal en cliquant ici

 

Dans les projets de ces deux artistes, on peut voir leurs personnalités différentes :

- Claire Marchal est avant tout musicienne et sa recherche touche les sons en premier lieu et le rapport sensible et porteur d’émotions qu’il peut y avoir entre un son et le geste qui le génère. Junkai Chen est d’abord plasticien, et s’intéresse à conjuguer un mouvement à un environnement visuel et sonore : tous ces éléments forment le sujet de sa performance.

- leur approche esthétique est, elle aussi, profondément différente, en particulier pour ce qui concerne le genre musical. Junkai Chen a cherché à accorder ses instruments de manière à donner un mouvement mélodique tout de suite accepté par l’oreille quel que soit leur agencement (en utilisant une gamme pentatonique, familière aux musiques orientales). Quant à Claire Marchal, elle a accordé le virginal utilisé dans « Hiatus » de manière à donner richesse et curiosité sonore à l’instrument.

Elle a ainsi exploité les potentialités acoustiques de l’instrument : si elle a désaccordé certaines notes jusqu’à faire entendre l’élasticité des cordes, elle a veillé à respecter la hauteur des sons dans l’ambitus le plus sonore de l’instrument. Elle a tenu compte de ses caractéristiques d’instrument midi : elle a par exemple exploité les percussions que seuls les électro-aimants liés à l’instrument midi rendent possibles. Elle s’est laissée guider par les réactions des différents capteurs (qui conditionnent les vitesses de déclenchement des sons), et de son désir de lier les sons du virginal avec ceux de la flûte (préparant par exemple le virginal en installant des pinces métalliques sur les cordes graves)

- enfin, Junkai Chen a prévu une installation interactive, que le public peut déclencher ; alors que Claire Marchal a imaginé une installation riche en potentialités sonores qu’elle sait pouvoir exploiter pour donner un concert.

Au-delà de ces différences, on peut noter les similitudes de leurs approches.

En particulier pour ce qui les rapproche des musiques mécaniques, via des outils technologiques actuels :

- l’utilisation d’instruments midifiés

- l’utilisation de capteurs de mouvements et / ou de pression permettant de déclencher les instruments mécanisés (via un système midi et une programmation)

On voit un intérêt conjugué pour les nouvelles technologies toujours exploitées par les artistes pour exprimer leurs idées musicales et pour la musique mécanique et sa magie des instruments qui produisent sons et musique de manière autonome.

Ces questionnements entre sensibilité et technique, entre passé et présent, entre humain, machine et instruments peuvent se lire dans ces quelques mots exprimés sur « Hiatus » par David Boinnard : « Il y a toujours l’humain et sa sensibilité pour entendre, créer et générer la musique. La partition d’abord, la musique mécanique puis le disque et l’informatique via la notation MIDI ne sont que des moyens pour figer et essayer de transmettre un moment sensitif/émotionnel humain. Le travail sur Hiatus consiste peut être à ne garder que le présent, l’instant où une artiste se livre et donne au public son partage/échange entre ses connaissances, sa perception et les moyens techniques mis en oeuvre : instruments acoustiques, informatique et électro mécanique. C’est aussi une rencontre entre un instrument trop cantonné dans le passé (le clavecin) et une jeune musicienne actuelle qui explore, découvre et livre son savoir et sa sensibilité d’artiste. »

Tout est découverte, tout est ouverture…

Par l’improvisation, la flûtiste Claire Marchal tire de son instrument premier un univers sensible, dense, parfois troublant. Dans une ouverture sonore inédite, Hiatus croise l’environnement sonore de la flûte à celui du virginal, accordé et préparé spécialement pour la performance. Tour à tour à l’unisson, en dialogue ou en opposition, sons de flûtes et de virginal nous entraînent peu à peu dans l’action. Alors commence l’histoire…

Nota Bene

Un hiatus est la « rencontre de deux voyelles dont la prononciation conduit à maintenir la bouche ouverte … buée, nuage, croasser aérer, rieur, muet, orient, boa, rieur, caméléon, esperluette, doléance, anéanti, léopard, évanoui, déambuler, lier, rouage, continuum, séisme…