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par Jalal Aro et Jean-Pierre Arnault

♦ Article paru dans le n° 86 de la Revue Musiques Mécaniques Vivantes de l’AAIMM ♦

Nous vous avions signalé la lecture d’un roman dont le thème est l’invention du joueur d’échec du baron Wolfgang Von Kempelen (MMV 85). Cet inventeur génial, mais plus enchanteur que scientifique, avait en outre inventé un automate qui parle. Nous sommes, précisons-le, au XVIIIème siècle. Goethe en avait même été témoin. Mais il ne fallait pas se fier aux apparences, encore moins aux mystifications.

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=> Voir la vidéo sur les poupées parlantes
 

Sans doute, les mécaniciens de talent, savaient faire « parler » les animaux. Les oiseaux chanteurs des 18ème et 19ème siècles, tantôt sous forme de cage à oiseaux, tantôt en tabatière ou encore en buisson d’oiseaux qui virevoltent ont enchanté les empereurs et rois de la planète, ainsi que les familles fortunées. Plus près de nous, à la fin du 19ème siècle, une manufacture allemande connut un succès de librairie, si l’on peut dire, en créant le livre d’images parlantes, avec des images et des textes dans les différentes langues européennes et bien sûr le cri de sept animaux dont la vache, l’âne, le coucou, cris d’animaux auxquels s’ajoute celui de l’enfant qui babille : « maman ! ».

D’ailleurs, les poupées de cette époque, dotées de la parole, fonctionnaient sur le même mécanisme en tirant une ficelle, la poupée disait également « maman ! ».

Mais ce n’était qu’un ersatz de la parole. Comment concrétiser ce rêve, aussi vieux que celui de créer des automates à l’image de l’homme ou de voler ?

La genèse de cette quête mérite d’être survolée, avant que d’appréhender l’aventure du son et du phonographe… qui a débouché sur la poupée qui parle et que nous allons vous conter.

La genèse de la poupée qui parle.

Les chercheurs mécaniciens de génie ont eu à suivre deux directions conduisant à la poupée qui parle : soit de faire parler une machine, soit d’enregistrer la voix et de la reproduire.

La machine qui parle, est citée par les auteurs dès l’Antiquité. Plus près de nous, au 18ème siècle, trois chercheurs s’illustrèrent dans la réalisation d’une machine qui émet des sons et mots humains. Il va sans dire, que ces machines furent incluses dans un automate pour en accroître l’effet sur le public subjugué.

Les « têtes parlantes » de l’abbé Mical, créées en 1778 furent attestées par l’Académie des Sciences en 1783, qui a décrit le mécanisme d’émission de la parole, en précisant : « l’air passant par ces glottes allait frapper les membranes qui rendaient des sons graves, moyens ou aigus ; et de leur combinaison résultait une espèce d’imitation très imparfaite de la voix humaine ».

Le prodige fût tout de même présenté au roi Louis XVI.

A Vienne, le célèbre baron von Kempelen, créateur du joueur d’échec, avait en 1778, inventé une machine parlante, décrite plus tard dans un ouvrage rédigé par son inventeur. Les descriptions étant tellement confuses, qu’il paraît difficile aux spécialistes de reproduire une telle machine, sinon d’y croire, malgré le témoignage de Goethe : « elle prononce certains mots enfantins très gentiment ». Von Kempelen, modeste, trouvait sa machine plus imparfaite que celle de l’abbé Mical. Cette machine est visible au Deutsches Museum de Munich. Il serait donc possible de poursuivre le travail de recherche.

Forme des résonateurs de Kratzenstein permettant l’émission des cinq voyelles. Le son est obtenu en en pulsant de l’air par l’orifice du bas dans lequel est insérée une anche libre.

Le Danois Kratzenstein inventa en 1780 sa machine parlante et reçut un prix de l’Académie des Sciences de Saint Petersburg, en remportant le prix pour une machine capable de prononcer les cinq voyelles.

L’automate parlant du professeur Faber de Vienne, créé en 1835 était considéré comme un perfectionnement de la machine de von Kempelen, que le célèbre entrepreneur de spectacles Barnum acheta pour le produire dès 1853. La description du fonctionnement précise qu’un « opérateur joue sur un clavier dont chaque touche correspond à un son. De sorte que la machine était capable de reproduire tous les mots et toutes les phrases dans diverses langues et même de les chanter » (cf. Le Monde des Automates d’Alfred Chapuis et Edouard Gélis Paris 1928).

Les auteurs du monde des automates, relatent l’existence d’une poupée créée par Maelzel et présentée à l’Exposition de Paris de 1823. La description indique que : « le principe du mécanisme est assez simple. Un soufflet envoie de l’air dans un tuyau à anche qui émet un son que l’on peut assimiler à la voyelle a ; une soupape s’ouvrant lorsque l’on veut faire parler le jouet, produit une arrivée brusque de l’air qui rappelle p ; la poupée « dit » ainsi papa. Un autre dispositif permet de réduire l’émission, ce qui donne à peu près m ; la poupée « dit » alors maman. ».

Les musiciens savent que Maelzel est aussi l’inventeur du métronome.

Que de génies dans cette course à la poupée parlante !

Le principe décrit doit être le même pour le « livre d’images parlantes pour amuser les bébés » instructif et nouveau (vers 1880), avec voix caractéristiques.

Le grand modèle comporte 9 ficelles, 7 pour le coq, l’âne, l’agneau, le nid, la vache, le coucou, le bouc, puis les enfants crient ma avec la 8ème ficelle et enfin maman avec la 9ème.

La ‘Talking Doll’ de Thomas Edison.

Les poupées de porcelaine, qui parlaient, comportaient le même mécanisme, certes sommaire, mais ô combien charmant.

Alfred Chapuis et Edouard Gélis concèdent « que le phonographe a pu arriver à un degré de perfection presque absolu, tandis que la machine parlante n’a guère dépassé les imparfaites ébauches des premiers constructeurs ».

Tout un champ de perfectionnement de la simulation de la voix humaine au travers de machines parlantes reste à poursuivre, ne serait-ce que par curiosité scientifique.

A l’époque du laser, est-ce bien raisonnable ? Si les chercheurs avaient été raisonnables, nous en serions restés à la bougie et au bon temps de la marine à voile et des lampes à huiles…

Le phonographe a en effet apporté une véritable révolution. Il s’agit non plus de copier approximativement la voix humaine, mais de l’enregistrer et de la reproduire fidèlement.

C’est toute l’aventure du son au travers de la poupée phonographe que nous allons dévoiler.

La poupée phonographe ou l’aventure du son et de la reproduction de la voix humaine.

Comme chacun le sait, Edison, sans rien enlever à son génie, n’est pas l’inventeur du phonographe, mais son premier constructeur. En revanche, il n’est pas contestable qu’Edison fut le premier inventeur de la poupée phonographe. Mais ce fut un échec commercial, car peu au point.

C’est Henri Lioret qui, associé à Emile Jumeau, perfectionna le principe, en inventant le cylindre en celluloïd, et par la même le microsillon.

La firme américaine Averill Manufacturing Co de New York City, dans les années vingt n’a fait que reprendre le procédé de Lioret avec sa fameuse poupée Mae Starr Doll.

Edison, initiateur malchanceux dès 1889 de la poupée phonographe.

Etant le premier à avoir construit un enregistreur reproducteur de la voix humaine, en 1877, le fameux phonographe à la feuille d’étain ou « Tin Foil », Edison eut l’idée d’incorporer un phonographe miniaturisé dans le corps d’une poupée.

En mai 1889, pour l’Exposition Universelle qui se tient à Paris, il présenta une poupée parlante.

La commercialisation se fit en 1890 avec un cylindre de cire, ou plus précisément de gutta-percha, avec des voix enregistrées des plus jeunes employés de la manufacture créée tout spécialement pour la fabrication industrielle de ces poupées.

Toutefois, la fragilité du support, inadapté aux gestes rudes des enfants, en peu de temps le cylindre était usé et donc devenait inaudible.

Publicité pour la ‘Poupée parlante’ d’Edison.

Les clients qui avaient payé fort cher cette poupée parlante vinrent rendre l’objet devenu muet en exigeant le remboursement.

L’échec commercial interrompit la fabrication dès 1890.

Edison, « refroidi », mais dont l’inventivité était sans bornes, passa à autre chose [1].

Cette première poupée était composée de membres en bois, d’un corps en fer blanc et d’une tête en porcelaine fabriquée en Allemagne.

Elle mesurait 56 centimètres.

Il fallait actionner une manivelle, située au dos de la poupée, pour entraîner le cylindre de cire noire, sur lequel une pointe en métal reproduisait l’enregistrement, amplifié par un cornet solidaire de la pointe. Douze titres furent proposés au prix de 10 à 25 $ la poupée, selon la qualité de l’habillement.

C’est là qu’intervint l’industriel Emile Jumeau, fabricant de poupées de luxe, qui fit le pari de réussir là où avait échoué Edison.

Mécanisme reproducteur du son inséré dans la ‘Talking Doll’.

Henri Lioret et la poupée parlante Emile Jumeau prête pour Noël 1893.

La présentation de la poupée par Edison, n’avait pas échappée à Emile Jumeau. En effet, celui-ci était membre du Conseil d’organisation de l’Exposition Universelle.

Planche extraite du brevet déposé en Angleterre le 5 décembre 1893 par Lioret. On y voit la poupée et le mécanisme activé par une manivelle. Cette première conception ne sera pas commercialisée mais directement remplacée par un moteur à ressort.

Donner la parole à ses bébés Jumeau était son ambition, donnant ainsi à sa manufacture une avance, dans un contexte de très grande concurrence. Pour réaliser son rêve, Emile Jumeau connaissait Henri Lioret, horloger déjà réputé et mécanicien hors pair. Fils d’horloger, Henri Lioret avait fait ses classes à l’école horlogère de Besançon. Horloger inventif, des commandes spéciales avaient honoré sa maîtrise des complications, telle une montre « criquet » servant de réveil, en 1881. Un marteau frappe une plaque vibrante, comme un diaphragme de phonographe.

Le Président Sadi Carnot lui commanda une pendule affichant les heures, les jours, les mois et les saisons pour offrir au Tzar Alexandre III en 1893, dans le cadre de l’amitié franco-russe.

Henri Lioret va relever le défi en se consacrant à la recherche sur l’enregistrement du son, technique moderne pour laquelle naît une passion.

Comprenant les principes mis en oeuvre par Edison, il innovera, d’une part pour ne pas avoir à payer les droits afférents au brevet protégé d’Edison, et surtout d’autre part, inventer un cylindre robuste à l’usage et aux manipulations des enfants. Berliner, inventeur du disque en cire, avait également échoué dans sa tentative de créer en Allemagne une poupée parlante avec un disque.

Le 18 mai 1893, Henri Lioret dépose un brevet d’un mécanisme qui fonctionne à l’aide d’une manivelle, comme pour la poupée d’Edison.

Quant au cylindre, il ne sera pas en cire, mais en acier doux. Cette première réalisation ne satisfait pas pleinement Henri Lioret qui travaille à l’améliorer, déposant des brevets complémentaires.

La première version est fin prête pour Noël 1893, au soulagement de l’industriel Emile Jumeau.

Quelles sont les innovations ? L’horloger qu’est Henri Lioret ne pouvait se satisfaire d’une manivelle à tourner pour produire le son. Il introduisit un mécanisme à ressort, avec régulateur, muni d’une clé, qu’il suffisait de remonter pour entendre la poupée parler.

Seconde innovation, essentielle, est la composition du cylindre.

L’acier doux étant quelque peu onéreux et pas si facile à dupliquer, il utilisa le celluloïd, de couleur ivoire, matière incassable, inusable et facile à enregistrer puis à dupliquer.

Emile Jumeau fabriqua des poupées de taille 11, de 61 cm de haut, munies d’une tête en porcelaine moulée à bouche ouverte et des yeux dormeurs.

Dans le thorax est aménagée une ouverture pour le phonographe miniature, fermée à l’aide d’une grille ou plaque percée de trous pour laisser passer le son et additionné d’un résonateur en forme d’entonnoir.

Bébé Jumeau phonographe’, premier modèle de la poupée parlante ‘Jumeau – Lioret’ (1893).

La robe de la poupée s’ouvre sur le devant pour pouvoir accéder au cylindre interchangeable.

Celui-ci n’est pas fixé sur un mandrin, comme pour la poupée d’Edison, mais sur l’axe du mécanisme à l’aide d’un écrou.

Pour 49 francs, plus 3,50 francs par cylindre supplémentaire (deux étaient fournis avec la poupée), des enfants privilégiés ont pu se voir offrir ce merveilleux cadeau dès Noël 1893.

La Maison Jumeau crée une boîte spéciale, avec une notice explicative et propose deux types de vêtements dont l’un plus précieux, en surah, faisait monter le prix à 100 francs, somme considérable pour l’époque.

Quant aux cylindres, leur durée n’excédait pas 30 secondes, parlaient français, ou anglais, ou espagnol ou russe. 17 titres composaient la version française, auxquels il était possible d’ajouter les titres utilisables sur « le merveilleux », phonographe niché dans un carton, compatible avec le bébé jumeau phonographe. Chacun des 17 titres comporte imprimé la mention « bébé jumeau phonographe » ; les cylindres compatibles qui ne portent pas cette mention, sont donc initialement créés pour « le merveilleux », voire le kiosque du chocolat Menier. Parmi les chansons enfantines vous trouvez les mélodies de toujours : cadet Roussel, le roi Dagobert, la Mère Michel, j’ai du bon tabac, au clair de la lune, fais dodo, il court le furet, sur le pont d’Avignon, il était un petit navire, etc…

Le succès commercial est au rendez-vous, il va durer seulement 5 ans avec la Maison Jumeau.

‘Bébé Jumeau phonographe’ (second modèle vers 1896).

Poupée avec cylindre à l’intérieur, deux cylindres sur le côté et grille de fermeture. – 733 Tête de poupée Jumeau.

Mécanisme de phonographe Lioret sans cylindre.

Ensuite, Henri Lioret exploitera seul son invention dont il est resté propriétaire sous l’appellation « Lioregraph bébé Jumeau ». Cette interruption par la Maison Jumeau tient à son absorption par la SFBJ, qui n’a pas jugé utile de poursuivre la commercialisation de cette poupée qu’elle considérait trop chère.

Une seconde version intervient vers 1896, se reconnaissant au résonateur droit (le précédent était en forme d’entonnoir) et à la clé.

Parallèlement, Henri Lioret crée des modèles presque similaires pour quelques automates d’Henry Vichy, dont le fameux zouave.

Il faudra attendre les années 1920 pour voir réapparaître aux Etats Unis, une poupée parlante dotée de cylindres en celluloïd interchangeables.

Mécanisme de la Mae Starr Doll avec cylindre à côté.

La Mae Starr Doll produite par l’Averill Manufacturing Co de New York City

Mécanisme incorporé dans la Mae Starr Doll avec cylindre installé.

Reprenant le système d’Henri Lioret, le cylindre en celluloïd, la manufacture américaine proposait à un prix élevé pour l’époque une poupée parlante dans les années 1920. Les cylindres étaient bleus.

La poupée outre atlantique n’égale pas la beauté et la grâce des bébés Jumeau. Cette différence se retrouve au niveau de la côte que les collectionneurs avertis lui attribuent.

C’est tout de même un modèle fort intéressant, qu’il convenait de citer pour conclure notre périple des poupées parlantes.

Mae Starr Doll vers 1920.

Afin de satisfaire et compléter votre curiosité, nous ne saurions trop vous recommander la lecture d’au moins trois ouvrages exceptionnels en la matière, outre celui d’Alfred Chapuis et d’Edouard Gélis déjà cité ; « Henri Lioret un horloger pionnier du phonographe » de Julien Anton édité par le CIRES en 2006 ; « Histoire illustrée du phonographe » de Daniel Marty édité par Edita S.A. Lausanne en 1979 ; « Histoire du phonographe » de Francis Jeannin édité par éditions Francis Jeannin en 2012. Le mieux est aussi d’aller voir ces précieuses poupées dans les musées, notamment celui de « l’aventure du son » à Saint-Fargeau dans l’Yonne (cf Musiques Mécaniques Vivantes n°84 site internet du Musée www.aventureduson.fr) mais aussi le Musée de Musique Mécanique des Gets en Haute Savoie, qui a aimablement autorisé la publication de la photo du bébé Jumeau phonographe du 1er modèle de 1983, avec système Lioret (Musée de la Musique Mécanique des Gets mail : musee@musicmecalesgets.org site : www.musicmecalesgets.org).

Notes

[1] Nous avons évoqué Thomas Edison dans les revues MMV 60 et MMV 72.