par Luciano Caira et René Claeys
♦ Article paru dans le n° 90 de la Revue Musiques Mécaniques Vivantes de l’AAIMM ♦
A l’occasion d’une visite chez un collectionneur de gramophones, j’ai l’attention attirée par une petite boîte en bois qui trône dans le haut d’une vitrine. Il me montre l’instrument qui, malgré sa petite taille, se confirme être une serinette mais une mini-serinette. Il me faudra être persuasif et patient pour obtenir son accord et finalement il me la cèdera… Mais cette longue patience, presque deux ans, ne fait-elle pas partie du plaisir de collectionner ?
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Cette mini-serinette a tout pour aiguiser la, ma curiosité ! Elle ne chante pas encore mais me semble mécaniquement bien complète ; elle a toujours sa belle manivelle en C inversé et sa carte des airs. Elle présente bien un manque au niveau de la planchette de base qui rend apparent la mortaise et donc fragilise le coffret. En outre, une grosse brûlure entame le panneau latéral droit. Mais sur le cylindre, au niveau de la surface non pointée, apparait, écrit à la plume, la mystérieuse phrase suivante : ‘à Pierron à Bruxelles près de St Nicolas 1785’ qui m’incite à la recherche mais aussi au rêve. Qui est-il ? A-t-il laissé d’autres instruments ?
Pour la faire chanter, je ne connais que Luciano Caira pour lui rendre son lustre musical, tout en lui gardant son authenticité, c’est l’orfèvre de la serinette. Il nous confiera les étapes de cette restauration dans la suite de cet article. La voilà donc entre de bonnes mains.
Je concentre mes recherches sur les quelques mots inscrits sur le cylindre. Bruxelles, à la fin du XVIIIe, est encore ceinte de remparts et subdivisée en de nombreux quartiers. Saint-Nicolas est une église située en plein centre ville à quelques dizaines de mètres de la Grand Place. Mais est-ce le ‘bon’ Saint-Nicolas ? Les archives de la ville de Bruxelles pourront peut-être lever un coin de voile. Ma chance est d’y rencontrer deux ‘fouineurs-détectives’, Messieurs Albert Mehauden et Hugo Simonart, qui étudient les documents disponibles et, pour cette époque, ils ont compilé, quartiers par quartiers, les diverses listes de recensement disponibles.
Deux listes établies en 1795 et une en 1799 nous éclairent sur notre personnage. Sans entrer dans le détail de la nature de celles-ci, le nom de Pierron Nicolas apparait en 1795 et aussi en 1799 dans le quartier au Lait (Melckstraetewijck) qui jouxte l’église Saint Nicolas, elle même relevant du quartier voisin Schoenbekewijck. Nous avons la certitude qu’il est locataire au « 050 dans le cul de sac des Morts », coté gauche en 1795 et que, la même année, il déclare avoir 66 ans, deux enfants (François 24 ans et Jeannette 17 ans) et exercer la profession de ‘faiseur de cerinette’.
En 1799, il se déclare organiste et être veuf. Après la défaite de Napoléon à Waterloo en 1815, la domination française, débutée avec la Révolution, prend fin et laisse place à la domination hollandaise, jusqu’en 1830. Le recensement hollandais de 1816 donne pour la même maison une l’adresse ‘Près de l’église de St Nicolas’ et ne la localise pas dans la ‘ruelle de la Mort’ (dénomination alors utilisée pour le cul de sac des Morts) qui est toujours existante. Il y a donc ici une discordance mais notre petite serinette est là pour confirmer son adresse et du moins permettre une localisation assez précise soit dans la rue qui longe un des côtés de l’église Saint-Nicolas ou dans une petite impasse débouchant face à ce côté de l’église.
On pourrait aussi penser que Pierron a indiqué un lieu sur sa serinette avec une connotation moins macabre mais permettant malgré tout de le localiser. Mes deux chercheurs vont pousser la perspicacité jusqu’à me retrouver des informations très précises sur l’état civil de notre quidam. Nicolas Pierron est né en 1730 à Villers-la -Montagne (54), à proximité de Longwy et de l’actuelle frontière belgo-franco-luxembourgeoise. Il s’est marié le 27 avril 1767 en l’église Coudenberg à Bruxelles avec Barbe Thérèse Demate. Il est décédé le 24 avril 1800.
Le reste de son parcours nous est pour l’instant encore obscur mais à l’âge de 55 ans, il a fabriqué cette curieuse serinette au demi-format. Elle est deux fois moins longue et large mais a une hauteur quasi identique aux serinettes traditionnelles.
Un moment, j’ai pensé que son fils François, lui aussi identifié comme facteur d’orgues, aurait pu être le concepteur de cette serinette, mais à cette époque il n’a que 13 ans. Un enfant prodige, pourquoi pas mais l’histoire ne l’ayant pas par la suite consacré, je suis revenu à une attribution au père.
L’installation de la famille Pierron dans ce quartier de Bruxelles n’est sans doute pas non plus le fruit du pur hasard. A l’arrière de l’église se trouvaient une placette avec une fontaine où se tenait un marché aux oiseaux. Pierron pouvait donc facilement y proposer ses fabrications.
Je laisse la parole à Luciano pour poursuivre le descriptif de cette serinette.
Description :
De la taille d’une demi serinette classique, elle a comme dimensions (mm) ; long. 205 ; larg. 125 ; haut. 132. (fig.01). Dans son jus, elle n’a jamais subi de restauration.
Clavier à 9 touches, donc 9 tuyaux, (fig.02)
Le cylindre a un diamètre de 51mm ; le pignon, d’un diamètre de 42mm, comprend 34 dents. (fig.03).
Le répertoire est de seulement 7 airs.
Inscription sur le cylindre : a pierron a bruxelles près de st nicolas 1785
Carte des airs (fig.04)
- Allemande Suisse
- Le bucheron
- Air d’opéras
- Menuet
- Chasse
- Air de bruge
- Menuet
La notation est très fine et riche en agrément.
On note l’absence de chariot, le cylindre tourne sur un axe ayant d’un coté les 7 rainures de sélection des airs, et de l’autre coté, un profil rectangulaire qui en empêche la rotation mais qui peut coulisser latéralement (fig.05) grâce au trou prévu sur la plaque coulissante coté pignon, et une pièce en laiton suspendant le cylindre. Cette pièce est fixée sur l’entretoise gauche et est pourvue d’un trou de section rectangulaire dans laquelle coulisse la partie gauche de l’axe du cylindre lors du changement d’air. (fig.06). C’est une des particularités de cette mini-serinette, elle n’est pas construite pour permettre le changement cylindre.
Le soufflet de même capacité volumétrique que sur une serinette classique occupe tout l’espace entre le sommier et les montants avant. (fig.07). Il est moins long mais proportionnellement plus large que dans la serinette standard.
Démontage
Pour une bonne restauration, il a été nécessaire de démanteler l’ensemble de l’instrument, l’état cassant de la colle originale a facilité l’opération. Le nettoyage soigné de toutes les pièces démontées garantit la réussite de la restauration.
Vu la perte de rigidité de la caisse, il faut procéder délicatement au désassemblage des quatre montants assemblés par tenon et mortaise. De manière générale l’opération de démontage et de nettoyage des éléments a nécessité beaucoup de temps et de patience. Pour garder au maximum les pièces dans leur état d’origine, je ne ponce pas, mais je gratte délicatement les excédents de colle et autres dépôts.
Le porte-vent original est attaqué par les vers à bois, j’en ai façonné un nouveau car l’ancien ne peut plus garantir l’absolue étanchéité indispensable. (fig.08)
Démontage du sommier collé à chaud et renforcé de deux clous, nettoyage des excédents de colle par grattage.
Il est intéressant de constater la présence d’un authentique morceau d’écrit d’époque collé sur le sommier et le fond. (fig.09)
Dépose et nettoyage des 9 soupapes, (fig.10) les ressorts étant irrécupérables, j’en ai refait à partir de fil en bronze d’un diamètre de 0.3mm. (fig.11)
Restauration
Mise en place par collage renforcé par deux pointes de la pièce sculptée servant à reconstituer la plaque de base. (fig.12 et 13)
Ajustage de la mortaise. (Indispensable pour la rigidité de la caisse).
Relevé des anciennes peaux de la pompe (fig.14 et 15) avant réalisation des nouvelles, garnissage des soupapes avec de la peau de 0.5mm ainsi qu’une nouvelle peau sur la soupape de décharge.
Restauration et harmonisation des tuyaux, (fig.16 et 17) vérification de leur positionnement dans les trous du sommier. Cette opération doit se faire avant la remise en place du sommier pour éviter des retouches pouvant occasionner de la poussière retombant sous les soupapes du sommier.
Préparation des nouveaux ressorts (fig. 18).
Montage à blanc et vérification des assemblages, contrôle des jeux et de la perpendicularité des montants avant les collages à chaud à la colle d’os.
La pression d’air (30mm de colonne d’eau) ne tolère aucune perte et justifie le soin à apporter à l’assemblage. Application d’une couche de vernis sur les parties en bois soumises à pression.
Lorsque l’on est certain que tout est en ordre, que tout fonctionne correctement, et que rien n’a été laissé au hasard… alors seulement je peux procéder au remontage final par collage à chaud.
Au préalable, j’ai graphité (au crayon gras) toutes les parties en bois qui tournent avec un contact entre elles. On réduit ainsi les bruits de frottement lors du fonctionnement.
Remontage
Les 4 montants avec les 2 traverses latérales, le sommier et porte-vent, fermeture du sommier par un papier épais, après mise en place et vérification des ressorts soupapes, la colle ne doit absolument pas déborder sur les soupapes.
Mise en place du nouveau soufflet avec sa soupape de décharge, ses ressorts et sa console de soutient. (fig.19 et 20)
Mise en place du vilebrequin et sa bielle, connectée à la table mobile du soufflet. Montage du cliquet anti-retour.
Mise en place du cylindre sur son axe.
Remontage du clavier et positionnement des touches par rapport au cylindre (1mm de jeu entre la pointe de la touche et la surface du cylindre (obtenu avec les 2 vis de réglage du clavier). Le réglage fin s’obtient lors de l’écoute des airs. (fig.21)
Mise en place, et réglage des pilotes, fixation par collage sous les touches (par l’intermédiaire des petites peaux).
La dernière opération consiste à aligner les touches par rapport aux pistes du cylindre, rectifier certaine pointes ou ponts du cylindres, parfois pliés ou tordus, parfois aussi manquantes, mais tout cela se fait lors du moment MAGIQUE.
On tourne la manivelle et on découvre pour la première fois les airs notés sur le cylindre et, dans notre cas, la belle qualité de l’arrangement.